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Les sources de la pédagogie des Faucons rouges

Toute l’intelligence de Kurt Lowenstein fut de réaliser une synthèse des théories, des expériences pédagogiques les plus originales afin de les mettre au service d’une éducation socialiste.

Pédagogue, il puise aux sources du grand mouvement de rénovation pédagogique en Europe où il retrouve l’idée de République d’enfants, d’auto-discipline, de "self-government" et toutes les méthodes pour animer une communauté enfantine selon des principes anti-autoritaires, anti-hiérarchiques où l’adulte doit abandonner ses prérogatives dans le respect absolu de l’autonomie et de la liberté de l’enfant ; ainsi rejoint-il A.S. Neill, lorsqu’il affirme :

"J’ai essayé encore une fois, sans grand succès, d’abattre la stupide barrière entre professeur et élève, la barrière du "monsieur", la barrière de l’obéissance unilatérale" [1]

Allemand, Kurt Lowenstein est le témoin privilégié du développement du Mouvement de la Jeunesse allemande, mais philosophe et socialiste, il prend connaissance des écrits "Des grands grands socialistes" [2] des expériences pédagogiques et des idées neuves de la Russie révolutionnaire. Il saura également tirer les leçons du scoutisme.

Origines de la notion de ’’République d’enfants" et de "self-government" [3]

L’idée de donner responsabilité et autonomie à des écoliers comme support d’une éducation morale, remonte fort loin ; les premières expériences connues datent du 16e siècle et sont entreprises, entre autres, par Jean Sturm, savant et humaniste (1503-1589) qui fait participer les élèves au maintien de l’ordre du Collège de Strasbourg ; Valentin Trotzendorf, Recteur au Collège de Goldberg en Silésie de 1531 à 1556, institue quant à lui, le système des surveillants et "préfets" dans sa "res publica scholastica", de même que le premier tribunal scolaire dont parle l’histoire de la pédagogie. Des expériences de ce type seront tentées dans les "philanthropiums" , écoles nouvelles du XVIIIe siècle en Allemagne.

Le mouvement moderne du "self-government" insiste davantage sur l’autonomie et la spontanéité de l’enfant et sur la réduction de l’autorité de l’éducateur. Les Anglais pratiquaient depuis longtemps dans leurs Public schools, le "prefect system" ; mais l’expérience des nouvelles écoles anglaises est surtout connue grâce au Docteur Reddie et à son école d’Abbotsholme [4] dont l’exemple fut repris en France par l’École des Roches [5] . Plus démocratique, voire libertaire, sera celle fondée par Neill à Summerhill. Paul Robin qui fit ses études à Londres, réalisa à l’orphelinat Prévost à Cempuis [6] près de Grandvilliers, en 1880, une pédagogie spécifique inspirée des expériences anglaises et nourrie d’idéalisme socialiste ; vieux libertaire, Paul Robin fut un des piliers de la Première Internationale Socialiste et collabora au Dictionnaire de la pédagogie de Ferdinand Buisson dont James Guillaume, de la Fédération jurassienne, fut l’artisan.

La pédagogie américaine de l’auto-organisation scolaire diffère dans son contenu en ce qu’elle introduit une pédagogie de la démocratie qui va beaucoup plus loin que l’expérience anglaise, (fort peu démocratique si l’on considère le rôle primordial du chef) ; c’est elle qui influencera le plus la pédagogie européenne y compris celle de Neill, bien qu’il fût anglais.

L’expérience la plus originale est celle de la colonie d’enfants abandonnés et délinquants qu’a fondée en 1885 William R. George à Freeville dans l’Etat de New York sous le nom de République d’enfants. C’est aussi la première fois que le terme de "République" est employé dans son sens plein de communauté enfantine.

La "George Junior Republic" était installée sur un domaine de 150 ha et comprenait 25 habitations groupées autour d’une église, d’une école, d’un bâtiment du gouvernement, d’une prison, d’une boulangerie, d’une menuiserie, d’une imprimerie, d’une blanchisserie, d’un hôpital, d’une banque… elle comptait aussi une municipalité élue par les "administrés" (un Maire, un adjoint au Maire), une monnaie conventionnelle spéciale utilisée dans le cadre de la République qui publiait aussi un journal dont le titre évoquait assez bien les objectifs ’’The citizen". [7]

Cette république idéale rassemblait, à l’origine,des jeunes délinquants que les vertus de la démocratie devaient transformer en citoyens conscients et responsables :

"A force de voir - spectacle réjouissant - les mauvais caractères se transformer du tout au tout au cours de leur carrière de citoyens de la République, je finis par énoncer urbi et orbi que les mauvais caractères étaient mieux qualifiés que les autres pour faire de bons citoyens - ou tout au moins que ce régime leur convenait mieux que tout autre". [AD. Ferrière "L’autonomie des écoliers dans les Communautés d’enfants" Delachaux et Niestlé, nouvelle édition 1950.]]

Plus tard, William R. Georges devait ouvrir la République à des enfants "normaux" ; il maintiendra l’idée selon laquelle l’auto-administration des enfants est le meilleur apprentissage de la responsabilité, donc la meilleure école de la démocratie.

La "George Junior Republic" inspirera de nombreux éducateurs et psychologues l’américain Homer Lane a, comme psychanaliste, travaillé dans la République d’enfants avant d’ouvrir lui-même un établissement pour les jeunes délinquants dans le Dorset (Angleterre) sous le titre de "Little Commonwealth".

Un autre pédagogue américain, L. Wilson Gill, entreprenait en 1897, de démocratiser l’école publique par le système appelé "school city" ; l’école devenait alors le lieu privilégié pour l’apprentissage de la démocratie américaine avec une constitution calquée sur celle des Etats-Unis.

Les expériences d’Hahannes Langermann à Berlin en 1902, de C. Bruckhardt à Bâle ou de Karl Prodinger en Autriche à la même époque, s’inscrivent dans le même axe de pensée ; ils défendent un système qui consiste à organiser des collèges où l’administration de la communauté scolaire est assurée par les élèves eux-mêmes.

Entre 1902 et 1914, des expériences similaires se multiplient, on a coutume d’appeler ce mouvement, le "Mouvement des écoles nouvelles en Angleterre et en Allemagne" la forme la plus achevée étant la ’’République d’enfants" dans le sens que lui a donné William R. George à Freeville, c’est-à-dire un système qui pousse très loin l’autonomie des enfants jusqu’à atteindre une véritable autonomie économique ; c’est la cas de la République d’enfants de Chatzky en Russie. Chatzky fonde en 1906, dans un quartier pauvre de Moscou, une sorte de mission populaire laïque à l’image de ce que l’un de ses proches a découvert aux États-Unis et en Angleterre : les "settlements" (œuvres sociales dans un quartier pauvre d’une grande ville) ; le "Moskow settlement" s’articulait autour de trois pôles d’activité [8]

  • des cours d’enseignement professionnel
  • des écoles maternelles et primaires
  • des clubs sociaux

Et, comme à Freeville, l’auto-administration des enfants constituait la base de la pédagogie du "Moskow settlement" :

"L’idée fondamentale de l’école est que la discipline en est confiée aux enfants eux-mêmes… Les enfants font la critique de chaque objet produit par l’un d’eux et le résultat de cette critique est que chacun apprend à voir clair, à estimer les capacités de ses camarades… Ceux qui ont commis une offense à l’égard de l’école sont jugés par leurs camarades de cette façon, le maître est relevé de ses fonctions de gendarme " [9]

L’expérience prend réellement corps en 1911, lorsque Chatzky aidé par son frère, réalise la première République d’enfants dans une propriété près de Moscou. Les adultes, retranchés dans une maisonnette adjacente laissèrent aux enfants le soin de se prendre totalement en charge : nourriture, propreté etc ... l’auto-administration prenait effectivement tout son sens, Chatzky lui-même reconnaît qu’une certaine anarchie présida aux débuts de la République.

Déjà évoquée, la République ou "Little commonwealth" du pédagogue américain Homer Lane fonctionnait en collectivité autonome selon les mêmes principes de non-directivité.

"Le "little commonwealth" a débuté il y a deux ans (1911) sans aucun règlement. Les enfants pouvaient faire absolument tout ce qui leur plaisait. Après une courte période d’anarchie, ils sentirent la nécessité de la loi et de l’ordre. On institua donc une Assemblée législative présidée par l’un d’entre eux. Chaque citoyen eut le droit de contribuer à faire des lois ... " [10]

Les pédagogues fondateurs du Mouvement des Faucons Rouges ont sans doute été également influencés par la pédagogie révolutionnaire de Wyneken et de son expérience de "Libre communauté scolaire". Fils d’un pasteur, théologien lui-même, il fonde, en 1906 avec Paul Geheeb, la "Libre communauté scolaire de Wickerdorf" école qui devait être supprimée dès 1931 par le premier gouvernement national-socialiste, celui de Thuringe.

Toutefois, cette expérience ne contient aucun projet démocratique, encore moins socialiste, puisque l’éducation de la jeunesse ne doit pas être considérée comme une préparation à la vie pratique :

"la jeunesse ... est une période d’une beauté toute particulière et unique… il faut, par conséquent, laisser s’adonner les jeunes gens à une vie autonome, une vie qui n’entrave en rien le déploiement des facultés qui font justement le caractère de la jeunesse." [11]

Pour Wyneken, l’idée fondamentale, c’est aussi que "la famille est incapable d’éduquer les enfants".

Il ne croit pas pour autant au système du "self-government" qu’il accusait d’encourager à un certain individualisme. Wyneken est en fait mieux connu par l’influence qu’il exercera sur le Mouvement de la Jeunesse allemande.

Ces mouvements de rénovation pédagogique prirent un nouvel essor pendant la République de Weimar, à Berlin et à Hambourg, dans les internats de campagne ou dans le système des "Écoles productrices" entrepris par des pédagogues socialistes. Bien que toutes ces expériences soient restées assez isolées, le mouvement des "Éducateurs nouveaux" aspirait profondément à un certain internationalisme ; en 1921, ils ont une série de contacts internationaux qui aboutit à la création de la Ligue Internationale de l’Éducation Nouvelle présidée par E. Rotten, B. Ensor, Decroly, Langevin, groupant 32 nations (non comprises l’URSS et les USA, ce qui n’excluait pas certaines relations antérieures à la période).

Dans les exemples cités précédemment, nous voyons les pédagogues, les psychologues se déplacer pour étudier telle ou telle expérience aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne. A.S. Neill, par exemple, enseigne quelques années dans l’École Internationale d’Hellerau dans la banlieue de Dresde en Allemagne ; cette école comprenait une section internationale et une section allemande encadrée par de "jeunes idéalistes du Mouvement des Jugend, ils étaient contre le tabac, l’alcool, le fox-trot, le cinéma et portaient le costume Wandervogël" [12]

Neill témoigne ici des liens étroits qui unissaient en Allemagne, Mouvement pédagogique et Mouvement de la Jeunesse, mais aussi des liens qui unissaient les pédagogues anglais et allemands.

La liste des expériences qui ont puisé aux mêmes sources de ce grand mouvement de rénovation pédagogique serait longue à établir, ceci relève de l’histoire de la pédagogie il est possible toutefois de rappeler quelques personnalités celle du Docteur Decroly en Belgique, celle de Janusz Korczar qui transforme son orphelinat en République d’enfants dans le ghetto de Varsovie (jusqu’à la déportation de toute la communauté enfantine) où il applique les principes de l’auto-organisation des enfants, avec son Parlement, son tribunal, où le débat commun repose sur la pratique du Journal interne et du tableau mural ; en France, la personnalité de C. Freinet qui lutte pour la liberté de l’enfant mais pense que le milieu matériel conditionne cette liberté, il met notamment l’imprimerie au service de l’enfant comme expression de sa spontanéité ; celle de Cousinet, qui expérimente le travail libre par groupe, sans aucun chef, les groupes étant constitués par affinités sentimentales ; celle de Madame Montessori en Italie etc ... Encore faudrait-il distinguer les éducateurs dont la démarche concerne plus directement la classe, l’école, l’enseignement (Montessori, Decroly, Freinet) et les "philosophes" de l’éducation (Paul Robin, Neill, Kortst, Kerchensteiner, Dewey, Bakule... ). Le témoignage de Jacques et Simone Lacapère prouve à quel point les éducateurs socialistes se sont nourris de leurs écrits [13].

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[1Alexandre Sutherland Neill, fondateur de l’École expérimentale de Summerhill en Angleterre après l’expérience d’une école internationale en Allemagne, puis à Vienne ; né en 1883, il est mort en 1973.

[2cf. le titre donné par M. Dommanget à son ouvrage : "Les Grands socialistes et l’Éducation : de Platon à Lénine ", Collec. U, Armand Co1in, 1970.

[3Marius Cauvin, "Le Renouveau pédagogique en Allemagne de 1890 à 1933", Armand Colin, 1971.

F. Grunder "Le mouvement des Écoles nouvelles en Angleterre et en France" E. Larose, Paris 1910

[4Dans le Derbyshire en Angleterre, fondée en 1889.

[5Fondée en 1899 par le sociologue Edmond Demolins à Verneuil sur Avre (Eure).

[6Calomnié, puis révoqué pour ses idées pédagogiques jugées scandaleuses, notamment la coéducation et l’éducation sexuelle, Paul Robin finit par s’empoisonner.

[7AD. Ferrière "L’autonomie des écoliers dans les Communautés d’enfants" Delachaux et Niestlé, nouvelle édition 1950.

[8Il y eut, sous le régime tsariste, un corps enseignant favorable à l’Éducation nouvelle qui publiait des revues pédagogiques assez influentes comme "Le Messager de l’Éducation", l’’’École Russe", l’’’École de la Vie" ; les enseignants des grandes villes appartenaient à la bourgeoisie libérale, politiquement proche des K.D. tandis que les instituteurs de campagne étaient plutôt des Socialistes Révolutionnaires ; cf. "Révolution et contre-révolution culturelle en URSS" F. Champarnaud, Ed. Anthropos, Paris 1975.

[9Ad. Ferrière "L’autonomie des écoliers dans les Communautés d’enfants" op. cit

[10Ad. Ferrière "L’autonomie des écoliers dans les Communautés d’enfants" op. cit

[11Marius Cauvin, "Le Renouveau Pédagogique en Allemagne de 1890 à 1933" op. cit.

[12"Cinquante ans de liberté avec Neill", Ray Hemmings coll. "L’échappée-belle" Hachette, Paris 1980.

[13voir leur témoignage ci-après p. 173