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Les Républiques des Faucons Rouges

Quelle société, pour quel socialisme ? Le mot et les principes sont employés pour la première fois en 1927 pour la République des Faucons Rouges allemands organisée sous la conduite de Kurt Lowenstein près de Kiel.

Dès lors, la République d’enfants des Faucons Rouges exprimera dans sa totalité l’idéal éducatif et la pédagogie spécifique du Mouvement. Le terme de "République" inspire le contenu, non la forme, il ne s’agit que d’un camp de toile réalisé pendant les vacances d’été mais dont l"’esprit" transcende une réalité matérielle souvent fort médiocre car :

"durant trois ou quatre semaines, loin de la vie d’exploitation capitaliste et des privilèges bourgeois" les Faucons Rouges construiront une cité idéale où "l’Internationale sera le genre humain"

ce qui nous ramène à la question initiale, quelle sorte de République et pour quel socialisme ? Si le concept de République d’enfants s’inspire largement du modèle américain de W. George à Freeville, c’est- à-dire d’une contre-société enfantine où se fait l’apprentissage de la démocratie, pour les Faucons Rouges cette République démocratique doit être aussi socialiste et marxiste. L’une des premières Républiques internationales qui eut lieu en France en 1935, choisit pour thème central de sa fête "le Manifeste de Karl Marx", et, selon les "principes et méthodes des Faucons Rouges", l’on prend soin de préciser : "ces camps sont des communautés où l’esprit de collectivité socialiste doit se manifester"

Cet aspect révolutionnaire de la République s’inspire plutôt de l’oeuvre de Pistrack que de celle de W. George.

En même temps, cette République croit aussi aux vertus associatives chères aux socialistes d’avant Marx ou aux syndicalistes révolutionnaires [1] :

"nos camps sont des ateliers coopératifs, ils sont des coopératives de consommation, administrées par les faucons eux-mêmes sous leur propre responsabilité, communautés socialistes dans lesquelles les droits égaux de chacun seront reconnus et ne seront plus rendus illusoires par le profit individuel et par des privilèges individuels ... où l’on se donne en liberté parfaite, où l’on se soumet à la discipline librement consentie".

Une société organisée sur le principe de l’ auto-administration des enfants ne peut se concevoir sans remettre en cause les traditionnels rapports enfants/adultes :

"notre pédagogie… cela signifie aussi la suppression de nos propres prérogatives d’adultes et de possédants".
L’idée d’égalité entre l’enfant et l’adulte s’exprime parfaitement dans la définition et la fonction de l’AIDE :

"par un contrôle constant sur lui-même, il ne doit jamais faire preuve d’autorité directe vis-à-vis des Faucons, il doit s’effacer et n’intervenir que lorsque les enfants le désirent" [2].

Les Aides doivent se soumettre à toutes les décisions prises en commun avec les enfants et assurer toutes les tâches ou services au même titre qu’eux. Aucune supériorité, aucun privilège ne leur est accordé ; déjà bénévoles, ils doivent aussi payer leur participation à la République [3], enfin le tutoiement réciproque contribue à effacer tout rapport de domination. On retrouve là l’esprit de la pédagogie libertaire des "Maîtres camarades" tentée à Hambourg dans les années vingt. [4]

En fait, le pouvoir réel des enfants restera limité, les Faucons Rouges ne pousseront jamais l’audace pédagogique aussi loin que Chatzky ou Homer Lane, c’est-à-dire jusqu’à une autonomie totale (on tentera plusieurs fois l’expérience mais pour une ou deux journées seulement) ; discrètement, le pouvoir adulte existe quand même.

L’organisation de la République

  • À la base, la communauté d’une tente ’’marabout’’, sorte de tente ronde à l’image des tentes marocaines, ce qui correspond à un petit groupe de dix à douze faucons, un à deux Aides. Le groupe élit un compagnon de tente et son adjoint pour présider les réunions et participer aux Assemblées du village. A ce stade, la question s’est souvent posée de savoir s’il fallait accorder le droit de vote aux Aides et généralement les enfants le leur ont refusé. Toutes les autres charges, secrétaire, trésorier, hygiéniste, etc ... sont soumises à élection.
  • Second niveau, la Communauté de village : un village regroupe environ cent habitants, soit environ huit tentes. L’Assemblée, ou Conseil du village élit un Maire et ses adjoints - ce peut être un Aide ou un Faucon. Les Maires de village ont beaucoup de prestige, au moins le système est-il fait pour qu’ils en aient ! Chaque village porte un nom, généralement celui d’un héros de l’histoire du Mouvement ouvrier. Dans la République de 1936, marquée par la guerre d’Espagne et le Front Populaire, les villages s’appellent "Frente Popular", "Espagne Rouge", "Oviedo" ou plus prosaiquement Village I, Village II etc ... correspondant chacun à un regroupement national ou international particulier ; après 1945, on donne
    plus volontiers des noms sur les thèmes de la nature "jungle", ’’Montagne’’ -
  • Au sommet : le Parlement de la République dont les députés ne sont autres que les compagnons de tente ; la fréquence de ses réunions est variable selon les Républiques et les urgences, environ tous les trois jours. Il débat de tous les problèmes de la République ; en 1935, les Faucons Rouges ont porté au Parlement le problème du réveil aux trompettes pratiqué par les Tchèques et qui fut remplacé par un réveil plus conforme au voeu général : un réveil aux violons. Plus sérieusement, nous l’avons vu, le Parlement eut à débattre du problème de la "Caisse commune" :

"La question de la caisse commune a donc été portée devant le Parlement. Les députés français opposèrent des objections inspirées du plus opiniâtre individualisme .... " [5]

Une organisation horizontale vient parachever le système de représentativité verticale :

  • Une "centrale rouge" , expression révolutionnaire du pouvoir exécutif, regroupe des responsables centraux (sortes de Commissaires du peuple ou "Ministres-jouets")
  • Le cercle d’Aides représente le gouvernement adulte, avec un Bureau Exécutif composé de deux Présidents nommés par l’Exécutif de l’Internationale de l’Education Socialiste ; ainsi pour la République Internationale d’Ostende en 1933, il s’agit de Jean Nihon, pour celle de Brighton en 1937, de Kurt Lowenstein alors Secrétaire de l’Internationale de l’Education Socialiste, d’Henri Fair, responsable du Woodcraft-Folk ; le Cercle d’Aides est lui-même soumis au contrôle d’un Exécutif se composant du Bureau des délégués des pays participants et des Maires des Communes.

Au total, une République, certes démocratique, mais dont le système représentatif a paru suffisamment pesant et inadéquat pour susciter de nombreuses controverses.

Mis en cause par de jeunes Aides révolutionnaires [6] les responsables tiendront à préciser :

"... étant donné la fausse conception qu’on a eue parfois de la tâche du Parlement des Faucons qui a conduit à de fausses interprétations et même à des abus ... notre Parlement des Faucons n’est pas un Parlement d’adultes. Il n’y a ni partis politiques, ni intérêts économiques dans notre République ... il nous a seulement servi à familiariser nos enfants avec le système général des responsabilités".

En vérité, la controverse débouchait sur un véritable débat de tendances sur la nature du pouvoir et l’organisation de cette société socialiste : fallait-il opter pour une République démocratique et parlementaire de type "bourgeoise", une commune révolutionnaire, un phalanstère libertaire ? Selon les années, l’encadrement, les directives de l’Internationale de l’Education socialiste et les habitudes du pays d’accueil, la République modifiait un peu sa Constitution. [7]

Jusqu’en 1935, le Mouvement allemand qui véhiculait, jusqu’à la caricature, le modèle parlementaire adulte, (organisation de véritables campagnes électorales avec discours, affiches, débats contradictoires,) définit le fonctionnement juridique de la République ; un modèle qui devait devenir plus souple et moins systématique ensuite. D’ailleurs, le problème s’est également posé de savoir si l’élection d’un enfant comme "Président de la République" n’était pas une erreur sur le plan pédagogique.

Comment apprécier ce que l’enfant retiendra du sens des responsabilités ou du goût du pouvoir ? A ce propos, rappelons ce témoignage émouvant concernant l’intervention d’un jeune "Président" à la République Internationale de Mont-Louis en 1947 :

"... Parmi eux, un des plus jeunes, Riri 8 ans, enfant d’une famille dans laquelle sont appliqués dans la vie de tous les jours, les principes et les méthodes du Mouvement, a su dire pourquoi les Faucons avaient construit cette grande République, comme ils devaient vivre et dans quel but ils devaient travailler ... voici le message qu’il a lancé lors de l’ouverture officielle du camp… il était difficile de se défendre contre l’émotion. Riri parlait mais sa voix de garçon de 8 ans était trop faible, et il était ému - aussi un Aide était-il obligé de répéter ses paroles."  [8]

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[1"nous ne pouvons imaginer la société future autrement que comme l’association volontaire et libre des producteurs" déclarent des syndicalistes révolutionnaires dans un rapport au comité fédéral des Bourses du Travail, cité par J. Touchard, la gauche des années 1900 p. 67 "La Gauche en France depuis 1900" Points Hachette. op. cit.

[2citations extraites de "Connaître pour construire" de Kurt Lowenstein, 1934op. cit

[3voir p.173 le témoignage de J. et S. Lacapère confrontés à ce problème

[4Jakob Robert Schmid "Le Maître-camarade et la pédagogie libertaire" Maspero, Paris 1979.

[5l’AIDE mai 1935

[6l’AIDE Novembre 1936.

[7après 1945, on admet qu’il y a une Constitution adulte et une Constitution enfant, chaque poste adulte est doublé par un poste enfant.

[8L’AIDE, Août-septembre 1937